Femmes qui ont des rapports sexuels avec des femmes : un angle mort de la lutte contre l’épidémie à VIH ?
Alors que la santé sexuelle et la transmission du VIH/sida font l’objet de nombreuses études chez les hommes qui ont des rapports sexuels avec des hommes, ces sujets sont encore largement minimisés, voire occultés, chez les femmes qui ont des rapports sexuels avec des femmes (FSF). Le point sur la question avec Yaël Eched, doctorante à l'Ehess (École des hautes études en sciences sociales), qui travaille sur la santé sexuelle des lesbiennes, des femmes bisexuelles et des personnes trans.

Transversal : Quel est le risque de contamination par le VIH des FSF en comparaison des femmes hétérosexuelles ?
Je vais vous décevoir, mais nous n’avons pas de chiffres, car il n’existe pas d’analyse systématique prenant en compte la sexualité des femmes. Dans la déclaration obligatoire des contaminations au VIH, l’orientation sexuelle des hommes est connue, et donc la proportion d’hétérosexuels et d’homosexuels contaminés par le VIH, mais les femmes, elles, sont « juste » des femmes, dont on sait simplement si elles sont étrangères ou nées en France. Il est donc impossible de produire des chiffres à l’échelle de la population des personnes séropositives pour avoir des données solides. Les seuls chiffres dont nous disposons sont des enquêtes, souvent anglo-saxonnes, sur un espace social donné, comme un centre de santé communautaire. Elles permettent d’avoir des éléments de comparaison, mais les échantillons étant très petits, elles sont difficilement extrapolables.
T. :Pourquoi existe-t-il si peu de données ?
Yaël Eched : Parce qu’aucune catégorie de santé publique ne s’intéresse aux
lesbiennes ou aux FSF. Il y a une confusion entre le risque de contamination
dans le cadre d’un rapport sexuel et la prévalence, qui entraîne une
minimisation du risque de contamination dans le cadre d’un rapport entre deux
femmes. De plus, les données ne sont pas robustes parce qu’il est difficile
d’isoler la pratique contaminante, la plupart des femmes étant aussi exposées à
des risques de contamination autres, comme le fait d’avoir eu ou d’avoir encore
des relations sexuelles avec des hommes, de consommer des drogues par voie
intraveineuse, etc.
T. : Quelle est la responsabilité des politiques de santé publique ?
Y.E. : L’échelle des risques de contamination ne prend pas
en compte la situation sociale spécifique des FSF : les typologies sont
faites à partir des pratiques des hommes, notamment des hommes gay, et
n’intègrent pas celles des FSF, et de manière générale celles des femmes tout
court ! C’est aussi lié à l’histoire de la santé publique et de l’épidémie
du VIH, où la question des femmes est intervenue très tardivement, dans le
cadre de la transmission materno-fœtale, avec une première étude datant de
1992, soit plus de 10 ans après le début de l’épidémie. La question était alors
de savoir si les femmes étaient des vecteurs de contamination, mais personne ne
s'intéressait à leur santé, ni à elles en tant que sujets. La question des
femmes a mis longtemps à intégrer à la fois les discours et les pratiques
médicales qui leur sont adressés, parce que tout le contexte de la santé
publique et de la lutte contre le VIH est androcentré.
T. : Pourquoi
le risque de contamination des FSF par le VIH est-il autant minimisé ?
Y.E. : Il y a ce contexte de santé publique qui ne fait
pas des femmes une priorité et le fait que la sexualité des femmes non
hétérosexuelles n’est pas considérée comme une « vraie » sexualité.
Sur mon terrain d'enquête, beaucoup m’ont rapporté avoir été considérées comme
vierges par le corps médical, et ne pas avoir eu le dépistage pour lequel elles
étaient venues, parce que le praticien estimait le risque inexistant. Il est
pourtant bien réel : en fonction des pathologies, les taux d’infections
sexuellement transmissibles (IST) sont 4 à 10 fois supérieurs chez les
lesbiennes et les femmes bisexuelles par rapport aux femmes hétérosexuelles. Il
y a donc des raisons de penser que les risques en matière de VIH sont
sous-estimés. Cela occulte aussi la question de leur exposition aux violences
sexuelles et le fait que la majeure partie des lesbiennes et des femmes
bisexuelles ont débuté leurs vies
affectives et sexuelles par des relations hétérosexuelles.
T. : Les FSF sont donc une population à risque ?
Y.E. : Il
n’y a pas les mêmes niveaux de contamination que chez les hommes gays, mais de
vrais enjeux de santé publique, sur le VIH et sur les autres IST, qui sont des
cofacteurs. Il y a une vulnérabilité des lesbiennes et des femmes bisexuelles,
qui n’est peut-être pas épidémiologique, mais qui est sociale : elles sont
plus souvent susceptibles de subir des violences dans l’espace public, d’avoir
des pratiques à risque, sont plus exposées aux violences sexuelles dans
l’enfance et à l’adolescence que les femmes hétérosexuelles, etc. Tout cela
donne un rapport dégradé à la santé et à la prévention. Cette vulnérabilité
sociale liée à l’expérience des violences, à la condition minoritaire et au
fait d’être une femme dans une société violente envers les femmes, est un vrai
enjeu de santé publique, qui est minimisé mais bien réel.
T. : Sur quels leviers peut-on agir pour faire bouger les choses ?
Y.E. : Il faut financer des recherches pour avoir un
état des lieux à la fois épidémiologique et social, et financer des initiatives
de santé communautaires qui se préoccupent de la place des femmes dans ces
dispositifs. Sans une approche transversale et globale de la santé, nous
n’aurons pas une approche qui s’intéresse aux pratiques et à toutes les
personnes exposées au VIH. C’est primordial car l’exposition n’est pas la même
en fonction des positions sociales, des conditions d’existence, des violences
subies, etc. A mon sens, l’urgence se trouve aussi au niveau de la formation
des professionnels de santé et cela relève de la responsabilité des services de
santé et du ministère de la Santé. On
voit bien sûr des initiatives émerger, qui se soucient de l’inclusivité
des publics et d’avoir une approche féministe sur ces questions, mais elles ont
été freinées par la pandémie ces deux dernières années, les enjeux de santé
publique étant ailleurs. Tout cela fait qu’en matière de santé sexuelle, nous
sommes en train d’accuser un réel recul, nous le voyons avec la chute drastique
des dépistages au VIH. Cela va entraîner une flambée de l’épidémie dans les
mois et les années à venir qui n’épargnera pas les femmes non plus.