« Un certain nombre d’outils de prévention restent méconnus du fait des situations de précarité »
Karna Coulibaly, chercheur au Centre Population et Développement (Ceped), une unité de recherche de la faculté de sciences humaines et sociales de l'Université de Paris et de l’Institut de Recherche pour le Développement, étudie depuis 2019 l’impact d’une intervention d’empowerment social et en santé sexuelle pour prévenir l’infection par le VIH/sida chez les immigrés africains vivant en Île-de-France, dans le cadre du projet Makasi. A l'occasion de sa présentation dans la session "Sciences humaines et sociales" de l'AFARVIH 2022, Transversal l'a rencontré.

Comment est né le projet Makasi ?
Il
faut le voir dans la continuité de l’enquête Parcours, réalisée en 2012-2013 en
Île-de-France auprès de populations immigrées originaires d’Afrique
subsaharienne. La particularité de Parcours est d’être une enquête
biographique, c’est-à-dire qu’elle retrace toute l’histoire de ces personnes,
ce qui permet de déterminer à quel moment elles ont découvert leur infection.
Parcours a montré qu’un tiers d’entre elles avaient été infectées après la
migration, ce qui pose la question de la prévention à ce moment-là. Or, après
la migration, il y a une forte précarité les six premières années et les
difficultés que rencontrent ces personnes pour avoir un emploi, un titre de
séjour ou un logement sont des facteurs indirects d’exposition au VIH/sida.
A partir de ces résultats, Makasi a vu le jour en
2018, avec une hypothèse assez simple : si l’on connaît les facteurs indirects
qui augmentent le risque d’exposition et si l’on agit sur eux, est-on en mesure
d’améliorer la prévention au sein de cette population ? L’idée de Makasi est
d’être un levier vers l’accès à une prévention primaire meilleure. Il s’agit d’une
recherche interventionnelle. L’intervention est portée par les associations
Afrique Avenir et Arcat, engagées dans la lutte contre le VIH/sida. Elles
réalisent sur le terrain des entretiens avec une approche motivationnelle, un
bilan personnalisé des besoins sociaux et de santé sexuelle, et une orientation
ciblée vers les services capables de répondre à ces besoins. La recherche est
portée par les équipes du Ceped [i], du DIAL [ii] et
de l’ERES-iPLESP [iii].
Comment les participants au projet
Makasi ont-ils été recrutés ?
De façon aléatoire. Mais la question de la précarité étant très
importante dans ce projet, l’idée était de recruter des personnes de 18 ans et
plus, nées dans un pays d’Afrique subsaharienne et remplissant au moins un des
critères de vulnérabilité suivants : ne pas avoir de logement stable,
d’emploi, de titre de séjour, de couverture médicale, ne pas savoir comment
consulter un médecin, avoir eu un rapport sexuel à risque ou avoir subi une
forme de violence, notamment sexuelle. Sur toute la période de l’étude, de 2018
à décembre 2020, 858 personnes ont été recrutées.
Comment votre
thèse s’inscrit-elle
dans le projet Makasi ?
Je réalise ma thèse [iv] avec Annabel Desgrées dû Loû, démographe à
l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et responsable scientifique du projet Makasi, et Anne
Gosselin, chercheure en santé publique à l’INED [v] et cheffe de projet. Mon angle d’entrée est de regarder l’impact de
l’intervention sur le terrain pour ce qui concerne la santé sexuelle, avec
notamment un focus sur la prévention combinée et la protection des rapports
sexuels. Je travaille à partir des données collectées par les médiateurs, qui
rencontrent les personnes et leur soumettent un questionnaire qui permet de
repérer celles éligibles à l’intervention. Celles qui le sont vont être
orientées vers des médiateurs de santé, qui leur proposent de participer à
l’intervention et assurent un suivi à 3 mois et 6 mois après l’intervention.
Toutes ces données sont numérisées et mon travail consiste à les analyser pour
répondre aux questions que pose ma thèse.
Dans votre thèse, vous analysez l’impact de l’empowerment
en matière de santé sexuelle. Pouvez-vous
expliciter cette notion ?
C’est la première question que pose ma thèse : qu’est-ce que l’empowerment en santé sexuelle et comment l’évalue-t-on ? Il y a beaucoup de travaux sur le sujet mais qui ne le définissent pas vraiment. J’ai donc fait une revue de la littérature qui montre que lorsque l’empowerment en santé sexuelle est défini, il est entendu comme la capacité des personnes à prendre des décisions qui concernent leur propre vie sexuelle, ce qui implique la liberté de choisir quand, avec qui et comment les relations sexuelles sont pratiquées.
A partir de cette définition, nous avons regardé dans la littérature quels indicateurs permettent de le mesurer. Nous nous sommes ensuite focalisés sur certains d’entre eux, disponibles dans les données collectées, qui portent notamment sur les connaissances et les comportements de santé sexuelle, mais aussi sur la participation des personnes à des activités qui ne sont pas uniquement liées à la santé sexuelle. Il s’agit donc de prendre en compte à la fois la participation sociale, la connaissance des ressources et la capacité à prendre une décision pour ce qui concerne sa propre vie.
A quels constats vous ont mené vos observations ?
A partir des analyses sur la connaissance des outils de la prévention combinée, nous avons pu établir que les participants à l’intervention ont connaissance de certains services de santé sexuelle, ainsi qu’une pratique du dépistage du VIH/sida et une perception du risque relativement présentes : 80 % se sont déjà fait dépister au cours de leur vie et 40 % déclarent être autant ou plus à risque d’être exposé au VIH que la population générale. Le TasP (Treatment as Prevention) est également un outil connu par environ la moitié des personnes enquêtées, alors que le TPE (Traitement Post-Exposition) et la PrEP (Prophylaxie Pré-Exposition) plafonnent à 6 % et 5 % de niveau de connaissance.
Cela montre qu’un certain nombre d’outils restent aujourd’hui encore méconnus du fait des situations de précarité de cette population. Le premier levier vers une prévention est pourtant de connaître ceux qui sont disponibles, avant même de parler de les utiliser !
Quelles conclusions en tirez-vous ?
Il est encore un peu tôt pour tirer des conclusions, mes analyses d’impact sont en cours. Je regarde notamment comment ces outils de prévention et ces niveaux de connaissance évoluent après l’intervention Makasi [vi]. Observe-t-on une amélioration des niveaux de connaissances des outils de la prévention combinée ? une réduction des rapports sexuels occasionnels non protégés ? Les données collectées jusqu’à présent montrent que chez les personnes qui ont eu des relations sexuelles avec des partenaires occasionnels dans les 12 mois précédant l’intervention, une personne sur deux a utilisé le préservatif. J’observe comment l’utilisation a évolué 3 mois et 6 mois après l’intervention des associations.
Il faut garder à l’esprit qu’il existe plusieurs niveaux d’analyse pour savoir comment l’intervention va aider à améliorer la prévention et que mes recherches n’abordent que quelques aspects. Comme la santé sexuelle est un élément central de Makasi et que je m’intéresse aux indicateurs de santé sexuelle, cela peut donner l’impression que mon travail en résume une grande partie, mais c’est loin d’être le cas : Makasi est un projet de grande envergure. Je travaille aux cotés de plusieurs chercheurs dont les analyses portent par exemple sur l’impact de Makasi sur la santé mentale, les conditions de vie, les infections évitées, l’analyse coût-efficacité de l’intervention, une analyse qualitative de la mise en œuvre de l’intervention, etc.
Notes
[i] https://www.ceped.org/
[ii] https://dial.ird.fr/
[iii] http://www.iplesp.upmc.fr/eres/
[iv] « L’impact d’une intervention d’empowerment sur la réduction des risques d’infection VIH chez les immigrés africains et caribéens vivant en Ile de France » : https://www.ceped.org/fr/formation/theses-en-cours/article/l-impact-d-une-intervention-d
[v] https://www.ined.fr/